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Interview : Entretien exclusif avec Benjamin Steck, l'Africain du Havre


Benjamin Steck, professeur émérite de géographie à l’université du Havre en France est l’un des pionniers du réseau Afrique-Atlantique. Un groupe qui se développe depuis 2015 et qui a pour but de rassembler, de fédérer des chercheurs africains et européens autour des thématiques du transport, de la circulation, des villes portuaires et toutes les questions liées à l’ancrage de l’Afrique et à la mondialisation.

Après avoir fait la revue du colloque Marport tenu du 07 au 09 Novembre dernier à Cotonou nous avons fait un tour d'horizon sur les défis liés à l'essor des TICS dans les échanges et l'industrie des transports.

Avec passion et grande humilité, ce baobab dont la maison au Havre a gracieusement accueilli tant de chercheurs africains et qui 40 ans durant a parcouru les terres africaines nous plonge dans des analyses inédites qui, des décennies encore plus tard resteront pertinentes.

Flux-Africa : Que peut-on retenir de la 3e édition du colloque Marport qui a lieu du 07 au 09 Novembre à Cotonou ?

Une fois de plus, Marport a révélé le bien-fondé du projet qui consiste à rassembler des universitaires et des professionnels. Cela est extrêmement important puisque le monde universitaire ne doit pas se couper des réalités économiques, objectives auxquelles sont confrontées les Etats Africains.

La thématique qui a été retenue cette année, en particulier par le docteur Messan Lihoussou a eu pour objectif de réfléchir sur les effets du développement et du déploiement des technologies de l’information et de la communication dans le monde du transport. Sur ce plan, le colloque a été me semble-t-il extrêmement fructueux. Il y a eu des témoignages de professionnels et plus exactement des exposés académiques mais qui révèlent combien cette question est au cœur même des prochaines années de développement des Etats Africains.

Flux Africa : Que sont devenues les 10 recommandations issues de la 2ème édition du colloque de 2016 ?

Je me souviens de ce colloque de 2016, je me souviens de la rencontre avec la directrice générale du port autonome de Cotonou de l’époque. Je me souviens d’avoir contribué à sa demande, à la rédaction des recommandations au côté du docteur LIHOUSSOU. Je ne me prononcerai pas sur la mise en application de ces recommandations car certaines sont effectivement en cours d’application progressive. Mais il y a eu un changement radical dans l’organisation et le fonctionnement du port de Cotonou puisque le président de la République du Bénin a décidé que le port sera désormais confié pour sa gestion au port d’Anvers qui est en Belgique. Et par conséquent, il est trop tôt pour se prononcer sur les effets de ces recommandations et leur mise en application par la nouvelle direction du Port Autonome de Cotonou. Mais je suis assez confiant parce que les recommandations que nous avions faites sont celles qui sont faites un peu partout dans les ports africains. Il n’y a rien d’innovant. C’est une obligation de passer par les points que nous avons soulevé à cette époque-là.

Flux Africa : Malgré les nombreux efforts fournis par les pays Ouest-Africains, de nombreuses procédures restent encore manuelles avec une certaine résistance au changement. Quelle est selon vous, l'approche pouvant conduire ces pays à une meilleure intégration des TICs dans les pratiques commerciales ?

Indépendamment du monde portuaire, les TICs se déploient d’une façon extrêmement rapide partout en Afrique et auprès des populations. Je crois qu’il n’y a pas un continent qui ait connu une telle explosion du nombre de personnes connectées par la téléphonie mobile.

En revanche, c’est un peu moins vrai pour internet. Là, il y a encore de gros progrès à faire et il y a plusieurs choses. Tout d’abord, il est clair qu’il faut des infrastructures puisqu’elles sont encore déficientes sur le continent et nous en avons discuté pendant le colloque. Les bandes passantes ne sont pas encore suffisantes pour assurer un écoulement de qualité des flux d’informations qui sont en ce qui nous concerne liées certes à l’activité portuaire et maritime mais qui concerne aussi l’éducation, la santé, les transactions économiques et la vie sociale tout simplement.

Mais attention, quand je parle d’infrastructures, il ne s’agit pas uniquement des infrastructures liées directement aux bandes passantes. Par exemple, il y a aussi la question de fourniture de l’énergie électrique et sans cela rien ne pourra fonctionner. Et quand il y a trop de ruptures ce qui est le cas dans plusieurs villes où elles sont fréquentes, cela perturbe considérablement le fonctionnement des activités. Or, dans les activités économiques, il n’y a rien de pire que l’incertitude. Donc tant qu’on aura pas résolu probablement par des investissements matériels massifs, la question de la certitude de l’écoulement correct des flux et de leur sécurité, le changement aura du mal à progresser.

Il y a une autre raison qui est celle de l’éducation. On a dit à un moment, l’internet va faire passer à nouveau les sociétés de l’écrit à l’oral. Et à ce moment-là, l’Afrique à un énorme avantage puisque l’Afrique est terre d’oralité et par conséquent, tout ce qui va passer par la téléphonie va être parfait. Donc les gens n’auront plus forcément besoin d’apprendre à lire et à écrire. Or ce n’est pas vrai ! Surtout dans le domaine économique. Parce que les documents qui passent, eux ils sont bien écrits. Certes, ils passent par voie électronique, ils simplifient, les acteurs sont interconnectés, tout le monde a le même document en même temps mais si vous ne savez pas interpréter le livre correctement, vous ne pouvez pas l’utiliser. Je répète, la téléphonie fonctionne très bien, mais l’internet c’est encore un peu difficile. cependant je suis très confiant; la formation des hommes et femmes à ces nouvelles technologies va se faire même si tout changement pose des problèmes.

Je donne souvent un exemple aux étudiants. En Europe, au 19e siècle, il y a une très grande révolution qui est celle du chemin de fer qui s’est développé dans les années 1830, 1840. C’était un changement considérable et il y a eu des résistances au changement. Il y avait des centaines de milliers de personnes qui travaillaient avec des chevaux, avec des charrettes, avec des diligences, il y avait des relais de poste, il fallait nourrir les chevaux, il y avait des produits spéciaux qu’il fallait fabriquer. Mais en quelques années, tous ces gens-là ; ont été au chômage. Ils ont été éliminés de la vie économique et il a fallu des spécialistes des chemins de fer pour conduire le chemin de fer. Donc tout changement technologique est une souffrance pour ceux qui sont déjà laissés pour compte.

Par rapport au colloque Marport qui vient de se tenir, on a souvent évoqué la question de la dématérialisation des procédures. Moi j’y suis extrêmement favorable et tout le monde l'est également parce que l’économie moderne ne peut s’en passer. Mais ne soyons pas naïfs. Que vont devenir les douaniers, que vont devenir certains opérateurs économiques, que vont devenir certains employés de ces sociétés dont on n'aura plus forcément besoin. Ce sont d’autres métiers qui vont surgir, d’autres formations. Cela renvoie à la question de la formation en général.

Je suis toujours très sensible à la question de l’informatique parce que cela renvoie à la question de la formation globalement. Je suis également sensible à la question de l’informel qui peut très bien se développer par l’informatique ce qui pourra engendrer la disparition des petits métiers.

Je me permets quand même d’avancer prudemment sur ce sujet. Les TICS sont un outil de lutte efficace contre les processus "corruptifs" et la corruption de tout genre. A partir du moment où le même document est connu de tout le monde, police, santé, sécurité, consignataires, transitaires, transporteurs, camionneurs etc…Nul ne peut tricher ou alors tout le monde triche et ça serait dramatique pour le continent. Donc, je crois que l’une des voies pour lutter contre la résistance aux changements, c’est de continuer avec les politiques pédagogiques, mises en œuvre partout en Afrique pour lutter contre la corruption. Le jour où on aura avancé dans cette voie, je pense que la résistance au changement tombera d’elle-même d’une certaine façon parce que les populations qui n’auront plus à corrompre et ne seront plus corrompues, seront dans un jeu économique beaucoup plus sain.

Flux Africa : D’après vous, comment les transports peuvent-ils favoriser l’intégration sous-régionale ?

Il y a à peu près quarante ans que je travaille et j’ai toujours entendu parler de la lutte contre la corruption parce que c’est un frein à l’intégration. En revanche, l’intégration a progressé quand même par une conscience d’abord humaine. Que vous soyez Sénégalais, Togolais, Malien, Ivoirien, Béninois, Gabonais, Camerounais pour parler de la principale délégation qui a été représenté à ce colloque, on sent une convivialité, une fraternité, une communauté de destin.

Donc les êtres humains dans leur quotidien ont dépassé le cas de la question de l’intégration qui se fait humainement. Cela dit, il y a des obstacles à cette intégration dans la mesure où déjà dans la CEDEAO pour l’instant, il y a des monnaies différentes, dont le Fcfa pour les pays de l’UEMOA et pas pour la CEDEAO. Déjà une monnaie commune un peu peut-être sur le modèle de l’Euro serait déjà un moyen de lever un certain nombre d’obstacles à l’économie et en particulier, le fait des différentiels des valeurs des monnaies. Il y a également la question de l’harmonisation des droits, certes c’est déjà en partie fait mais il y a encore beaucoup de progrès à faire pour que les différentes formes de droits soient plus communes pour qu’il n’y ait pas ces différentiels de droit qui peuvent aussi être des moteurs de désintégration.

Il faut aussi qu’il y ait un effort de fait manifestement sur la circulation des personnes et des biens. Il est vrai que les êtres humains se sentent spontanément en convivialité mais malheureusement cela peut poser un certain nombre de problèmes. Ce qui signifie qu’il y a là, un gros effort à faire. Il faut aussi progresser dans l’intégration par les moyens de transport mais l’Afrique y arrive et j’en suis optimiste et les corridors Ouest-Africains peuvent être considérablement améliorés.

Mais à mes yeux, le point noir demeure le transport ferroviaire. Mais si l’on veut lutter efficacement contre la prolifération des véhicules routiers, l’on peut y arriver. Là, il va falloir que les Etats Africains et les chefs d’Etats prennent courageusement à bras le corps, un vaste programme d’investissement pas simplement de la réparation de ce qui existe mais de rénovation totale et radicale du transport ferroviaire avec l’allongement des voies ferrées. Je crois que cela aidera beaucoup l’intégration régionale. Toutefois, pour les êtres humains, il y a un progrès dans la création de compagnies de transport aérien qui permettent aujourd’hui d’aller pour ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest et du Centre, du Sénégal au Gabon sans difficultés mais je mets en garde.

Attention, les prix sont encore très élevés quand on pense que pour certains vols, par exemple Dakar-Cotonou, c’est plus cher que de faire Cotonou-Paris. Là, il y a quelque chose qui ne va pas bien. On en sait les raisons économiques mais si l’on doit améliorer l’intégration, il faut aussi lever ce genre d’obstacle.

Flux Africa : Votre mot de fin Professeur Benjamin STECK

Spontanément, je suis dans la catégorie des optimistes modérés. J’ai vu en quarante ans l’émergence d’une génération d’acteurs africains dynamiques, bien formés, ouverts à l’International, ne se crispant plus sur des discours d’un autre temps, sur la colonisation, l’indépendance, la souveraineté… ça c’est du passé. Bien sûr tout le monde doit assumer le passé y compris nous Européens bien évidemment. Mais il faut garder de l’avant. Sincèrement, il ne sert à rien de ressasser d’il y a un siècle. Il faut les connaître. Mais ces jeunes élites africaines font bouger les choses. Aujourd’hui, de très nombreux jeunes africains qui construisent leurs propres entreprises, montent ces entreprises et réussissent que ce soit dans les finances, le transport, la logistique, le commerce…, il y a une profusion de créations d’entreprises et d’idées. Moi j’y crois énormément donc je suis plutôt optimiste.

Ma seule limite, c’est de dire qu’il faut que cette jeune génération d’entrepreneurs africains ne néglige pas le reste de la population. Nous savons tous qu’il y a encore en Afrique beaucoup trop de pauvres, de gens qui sont à la limite de leur survie, nous savons bien que beaucoup d’ailleurs meurent de maladies parfois de la disette. Les écarts de richesse s’accroissent en Afrique.Et ça, c’est l’un des gros problèmes de la mondialisation parce qu’ils s’accroissent aussi aux Etats-Unis d’Amérique, en Europe. Les pauvres sont toujours plus pauvres et les riches sont toujours plus riches. Et ça c’est intolérable. Ce que je dis, c’est qu’il faut que la jeune génération, les artisans de la construction de l’Afrique de demain en particulier dans les domaines du transport et de la logistique aient toujours le souci de la fidélité sociale de ce qu’ils entreprennent.

Attention ! C’est normal de gagner de l’argent, mais honnêtement, par la force de son travail. Et il faut qu’il y ait des retombées positives pour toute la population. Sinon l’Afrique se prépare aussi à cette situation d'inégalités sociales, comme nous sommes en train de sentir que cela aux Etats-Unis d’Amérique, en Europe et même en Chine maintenant. Les écarts peuvent être un moteur extrêmement puissant de crise sociale, de guerre civile, de compétition quand les délaissés surgiront en disant qu'eux aussi voudraient bien participer à cet effort. Mais je connais beaucoup de jeunes cadres africains et je pense qu’ils ont ce souci en tête et qu’ils veulent une économie qui soit réellement une économie à finalité sociale. C’est comme cela aussi que nous progressons tous si nous emmenons tout le monde avec nous et non si nous restons isolés quelque part en haut alors que tous les autres continuent à se battre au quotidien.

Propos recueillis par Flux Africa

Transcription : Comfort Sant’Anna pour Flux Africa

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